le chemin du matin
Le train de banlieue ne s’appelait pas encore RER. Il avait son terminus à la gare d’Orsay, qui n’était pas encore un musée. Ma vie débutait. Je veux dire : ma vie de travailleur, à défaut d’être déjà une vie d’adulte responsable. Je n’étais pas responsable de grand-chose, hormis de ma tâche quotidienne : je vivais encore chez mes parents. Chaque matin le wagon me vomissait sur son quai sale, parmi une masse informe de voyageurs hagards. Je m’efforçais d’éviter la bousculade. Je fuyais au plus vite les miasmes souterrains et néanmoins ferroviaires, afin d’émerger sur la place Saint-Michel. Je m’en trouvais soulagé et, si peu qu’il fasse beau, je souriais d’aise. J’avais sans doute l’air bête, à sourire ainsi, mais qu’importe, j’étais à l’air libre et j’y étais bien. Je m’aventurais parmi la circulation vrombissante, traversais l’avenue, m’engageais sur le pont. Insensiblement je ralentissais déjà l’allure, l’eau du fleuve, moirée de reflets matinaux attirant irrésistiblement mon regard. Je jaugeais les antiques immeubles, baignés de la lumière légèrement rosée du levant. Je tournais à gauche, quai des Orfèvres. Je ne m’attardais pas, on devine pourquoi. J’aimais la quiétude presque villageoise suggérée par la place Dauphine, avant de rejoindre le pont Neuf qui, comme chacun sait, est paradoxalement le plus vieux pont de Paris. Lorsque j’atteignais l’autre rive, la Samaritaine s’éveillait doucement. Aujourd’hui elle dort, sans doute à jamais. Avec un peu de chance, je pouvais entendre carillonner Saint-Germain l’Auxerrois, tandis que je fuyais la ruelle noire puant l’urine. Puis : le côté du Louvre, les arcades de la rue de Rivoli, la rue Saint-Honoré. Les passages piétons périlleux face à la horde motorisée. La rue Croix des Petits Champs. J’ai aimé ce trajet là, j’avais ainsi joie à débuter ma journée de labeur.
Hier, sur une impulsion, j’ai jailli au dernier moment du RER B, je me suis légèrement fourvoyé dans le labyrinthe des couloirs blafards, et je suis sorti sur la Place Saint-Michel, juste au pied de la fontaine. C’était le matin. J’étais ravi de revivre le chemin de mes débuts.
23 avril 2013