la ville fait peau neuve
Rachel est partie. Elle ne reviendra pas. J’ai déjà parlé d’elle, de son nom peint en vert sur le ciment gris. Il a disparu avec la passerelle, dans le fracas des grues, dans la poussière du béton. La ville fait peau neuve sans soucier des Rachel, ni de leurs prétendants. Les temps changent. Les rues changent. Les ponts s’envolent. Il se peut même qu’aujourd’hui, trois ans ayant passé, Rachel change un enfant sur la mousse plastifiée d’un matelas à langer.
Rachel inconnue aurait pu devenir mon héroïne. J’aurais pu la rêver. Je n’y ai pas pensé. Mon héroïne se nomme Violette. Je ne peux pas revenir dessus. Les mots de l’histoire s’adaptent à une Violette, pas à une Rachel. Parfois pourtant, je pense à elle, je ne saurais dire pourquoi. Je suis fort surpris de la force de ce seul nom tracé grossièrement en travers du passage. Je parviens presque à me remémorer les majuscules maladroites, déchiffrées tandis que je prenais soin de les éviter.
Rachel est peut-être cette jeune femme, assise au fond du bus faisant la navette entre la ville et ses faubourgs ouest depuis que la passerelle n’est plus. A travers le carreau sale, je la regarde. Elle arbore des cheveux sombres teints au henné et des lunettes à fine monture. Sans impatience elle lit. Ah non, je rêve : celle-ci, c’est Violette.
Bientôt un pont tout neuf s’élancera d’une falaise à l’autre, escamotant la vallée et les voies du chemin de fer. Ce sera une prouesse d’acier, conçue par quelque architecte de renom. La ville qui fait peau neuve en sera fière, et peut-être y croiserai-je un jour sans le savoir une femme inconnue dont le nom s’écrivait autrefois en grandes lettres vertes sur du ciment gris.