l'homme normal
En descendant prendre mon train, l’autre soir, j’ai croisé un type sans signe particulier, normal, b… NON. Normal, ça n’existe pas. N’en déplaise à notre bien aimé président. Chacun a sa part d’anormalité. Moi le premier, vous pouvez me croire. Bref, le type n’offrait à première vue aucune particularité notable, si ce n’est qu’il tenait à la main gauche un petit bouquet de fleurs.
Oui, je descends pour prendre mon train. Je travaille dans une ville pentue, c’est pour ça. J’espère que cela n’indispose personne.
Je suppose que le type normal se disposait à offrir des fleurs. Puisqu’il en était pourvu. Un petit bouquet. C’est peut-être bien le fait que le bouquet soit petit qui m’a intrigué. Peut-être qu’avec un grand bouquet, de glaïeuls par exemple, il aurait eu l’air d’un con, allez savoir. Là, non. Je me plus simplement à croire qu’une dulcinée, quelque part, en serait émue. Il y a de ça plusieurs jours. Il se peut même agglutinés en semaines, les jours. N’empêche que l’idée me trotte dans la tête depuis plusieurs nuits : et si ce bonhomme avec ses fleurs était le point de départ d’une prochaine histoire. Je ne sais pas où il allait, à qui il destinait son bouquet, où, quand, comment. À moi de l’inventer. Quand j’aurai achevé l’histoire en cours, évidemment. Je ne dois pas me disperser non plus.
Je ne sais pas ce que c’était, les fleurs. Je n’ai pas fait attention. J’ai beau me repasser le film, c’est flou. Tant pis. Trop grandes pour être des violettes. Trop petites pour être des glaïeuls. Des fleurs, voilà tout.
Je ne sais pas ce qui m’a pris de choisir d’écrire par deux fois, non trois, le mot glaïeul, avec son fichu tréma sur le i, comme si ça changeait quoi que ce soit à la prononciation. On m’objectera peut-être qu’on s’en fiche du tréma, que sur le web personne n’y fait attention, etc. Moi si. Je fais attention. Notamment que je tape sur Word, et que le machin me souligne méchamment le mot en rouge en l’absence du tréma fatidique. Ça fait tache, je trouve.
J’ai parlé d’un petit bouquet. Le bouquet du mec n’était pas étriqué, loin de là. Il n’avait pas l’intention manifeste de se payer la tête de Dulcinée. À moins qu’elle n’aimât point les fleurs. Le bouquet était petit, selon mes critères, parce que les fleurs étaient courtes, mais moins que des violettes ou des pâquerettes. Il n’y a pas qu’avec les petits pots de moutarde qu’on a l’air d’un con (tsoin tsoin), avec les bouquets d’iridacées du genre gladiolus aussi. Le type normal a dû s’en douter. Si ça se trouve, il avait même le secret espoir de passer inaperçu, tel un espion en plein roman de John Le Carré. Mais avec un bouquet à la main, vous pensez. Même petit. Passant devant un anormal friand de détails ineptes et envisageant d’en faire des pages et des pages.
Lorsque le train est entré en gare, je n’y pensais plus, mais me laissai aussitôt accaparer par la lecture d’un livre désopilant. Un quart d’heure de délire après une journée de boulot, c’est un peu le repos du guerrier. En tous cas, j’espère quand même qu’elle ne lui a pas jeté son bouquet à la figure, au type normal, ce serait dommage.