mandala

Elle est assise sur le bord du lit.

Le lit n’est pas défait.

Ce n’est pas l’heure de défaire le lit.

A cette heure-ci, elle est seule.

Aux autres heures aussi, elle est seule.

Pourquoi déferait-elle le lit ?

Elle prend son temps.

Elle est assise sur le bord du lit et elle prend son temps. C’est une femme qui prend son temps.

C’est une femme qui aime prendre. Alors pourquoi pas le temps ?

En dépit de cette petite particularité pas banale, être une femme qui prend son temps, elle est une femme normale. Elle le croit. Elle est une mère attentionnée. Elle était une épouse attentionnée. Elle est une travailleuse acharnée. Elle est une super nana qui déambule sur talons vertigineux. Elle est une photographe appliquée. Elle est une tricoteuse, une brodeuse, une couseuse, une cuisinière, une panseuse de petits bobos, une panseuses d’egos malmenés, une un tas d’autres choses encore. Elle est normale. Une femme ordinaire.

Mais qui prend son temps.

Entendons-nous. Elle n’est pas paresseuse. Elle n’est pas lente.

Son temps, elle le prend sur le rebord du lit.

Pas défait, parce qu’à cette heure là.

Le temps qu’elle prend ne dure pas longtemps. Encore que ce soit une question de point de vue.

Assise sur le bord du lit, elle s’adonne à une sorte de gymnastique faciale. A l’aide d’une sorte d’instrument de torture en métal, elle exécute toute une série de mouvements avec ses mâchoires. Elle ne parvient pas encore à aller jusqu’au bout de l’exercice. Elle a envie de vomir avant la fin. Mais ça viendra. Elle a beau aimer prendre son temps, elle est une femme persévérante.

Pour le moment elle n’a jamais vomi. Pendant qu’elle prend son temps.

Pendant qu’elle mâche l’appareil à gymnastique faciale, elle laisse son esprit se vider, son corps se détendre. C’est du temps de gagné.

La fille qui vend les appareils a dit, prenez votre temps, prenez du plaisir, faites le lentement. C’est difficile de faire différemment, pense-t-elle, aller lentement : l’instrument de torture n’est pas spécialement souple.

Tant qu’à faire prendre son temps et aller lentement, autant que ce soit plaisant. Elle a raison, cette fille qui vend les appareils.

Alors elle est une femme qui s’assoit sur le rebord des lits pour faire de la gymnastique faciale en prenant son temps et en y prenant plaisir. Et ce faisant elle se perd dans la contemplation de son mandala et ainsi ranime sa vie d’avant.

Mandala. C’est vite dit, mandala. Parce que vu comme ça, ça ne ressemble à rien. Ou plutôt si, ça ressemble à une vieille tenture de sa vie d’avant, qu’elle a cousue pour en faire un rideau pour sa chambre, alors ça n’a plus rien d’un mandala, il n’y a plus de cercle, à peine un quart de, il n’y a plus de symétrie, il n’y a plus qu’un fouillis dans les tons ocre qu’elle ne se décide pas à remplacer par quelque chose qui serait un vrai rideau, un joli truc en organza par exemple. Ce qui évidemment ne suffirait pas à occulter la clarté nocturne de la rue. Pas comme un mandala plié en quatre, ou en huit, elle ne sait plus. Un mandala qui autrefois couvrait tout un pan de mur de leur salon. Son homme avait même remarqué que les cercles du mandala étaient composés de lettres stylisées, de A à G. Quant à elle, elle n’y avait vu que de jolis dessins.

Elle éprouve un léger vertige. Ce n’est pas à cause du mandala. Puisqu’il est plié. Ni à cause de la gymnastique faciale. Peut-être un peu de vague à l’âme en souvenir du temps où elle était deux pour regarder les mandalas.

Elle regarde le réveil. Huit minutes. Elle range l’instrument de torture dans son étui, non sans avoir soigneusement essuyé sa bave. Elle se lève. Elle est heureuse d’avoir pris son temps. Huit minutes gagnées. Une parenthèse. Sa parenthèse.

Comments

[phil]

Tifenn : mandala petit poney ? je ne connais pas.

Caro : 8 minutes sans torture, d'ac.

Annick : merci. Je ne pensais pas spécialement jeune à tout prix en écrivant cela.

Nat : exercice idiot. Je suis mort de rire, et du coup ça me fait ma gym à moi.

[Godnat]

Excellent. Les pensées qui dérivent pendant un exercice idiot qui ne demande pas de réflexion. C'est tellement ça !

[Annick]

Au départ, tu te dis elle a bien raison cette femme ordinaire de prendre son temps au bord du lit.
Puis l'engin de gymnastique faciale renvoie à la misère de "jeune à tout prix".. et là on se demande si c'est bien nécessaire de prendre son temps de cette façon là.
Et quant au mandala et à la solitude de la contemplation.

Une histoire qui nous amène d'un bien-être à une grande désolation. Tout cela en douceur.

Chapeau !

[caro_carito]

Je veux bien 8 mn mais pas de torture, oh non.

[Tifenn]

Je ne savais pas qu'il existait des instruments de torture pour le visage. Parfois, je me tire la langue dans le rétroviseur, pour voir si la buée me fait le flou plus joli.
Les mandala? en ce moment, on tape mandala sur Goomachin et on en imprime plein: des mandalas tortues, chevaliers, escargots,dragons, chats et princesse..petits poneys aussi. Je suis sûre que sur le cercle au 3/4 effacé, y a pas de mandala petit poney.
J'espère rester au stade grimaces, à vrai dire. Mais qu'en sais-je au fond?