ressource
Longtemps j’ai cru qu’il me serait impossible de me défaire de ma ville. Il me serait impossible de vivre sans m’y ressourcer à intervalles raisonnables.
J’ai écrit.
Dans un premier temps lors d’un stage, sous la forme d’un exercice de style nécessairement assez bref (quelques feuillets quand même). Sous couvert de fiction, j’ai écrit la ville. J’ai mis en scène un personnage qui avait perdu la vue accidentellement, comme c’est curieux, il était assis sur un banc du jardin public, et il racontait sa ville. Ma ville évidemment. Le personnage anonyme extirpait de sa mémoire les images oubliées, les sons et les odeurs qui avaient bercé son enfance.
Puis ce texte assez bref a servi de base à un autre, plus long, de la taille d’un roman. Un roman, quoi. Où la ville gardait sa place prépondérante.
Ainsi j’ai écrit ma ville.
Et je m’y suis promené régulièrement, plusieurs fois par an. Pour cela j’ai profité des visites à ma grand-mère, puis à mes parents, qui sont venus y habiter à leur tour.
Je me suis rapidement rendu à l’évidence, aussi, que les sensations de mon enfance n’existent pour ainsi dire plus. Ou il n’en reste que des bribes. Mais tellement moins chatoyantes que ce que magnifie la mémoire.
On n’entend plus le ronflement du grand moulin.
On n’entend plus les péniches corner pour demander l’ouverture d’une écluse.
On n’entend plus les locos à vapeur (on ne les entend plus nulle part, je sais).
On ne sent plus l’odeur caractéristique des caves ouvrant sur les trottoirs, ni celle de la laiterie au coin de la rue, que je trouvais d’ailleurs assez infecte.
En fait ils ont lavé la ville. La ville est aseptisée. Plus d’odeur. Pas de bruit caractéristique, rien que ceux insupportables d’une circulation automobile toujours plus dense, ou des dégoulinades affligeantes tombant des haut-parleurs lors des quinzaines commerciales. Les vieilles rues du centre ont été repavées moderne. Partout on a fait des crépis pimpants ou de la pierre apparente proprement jointoyée. Toute noirceur a disparu. Et des pans de vie avec, il me semble. Comme a disparu le linge qui autrefois séchait aux fenêtres.
Ils ont lavé la ville, ils ont aseptisé la ville : la ville est morte.
J’ai écrit ma ville, croyais-je. J’ai écrit des chimères.
Quand mes parents ne seront plus là, je crois que je pourrai tourner la page.
En disant ceci, je me rends compte qu’elle est déjà tournée, la page. Ça a pris du temps, des décennies, mais je crois que je peux envisager de vivre sans cette nécessité de ressourcement. Ou plutôt ce ressourcement pourra se limiter au périmètre restreint du cimetière. Je dis ceci sans aucune amertume.