spoutnik
L’oncle ouvrait l’arrière de la Dauphine bleue. Le chien sautait sur la banquette. Un loulou de Poméranie. Je n’aimais pas le loulou. J’étais chat, pas chien. Les chiens, ça gueule et ça mord, disait mon père. Je ne sais pas si le loulou mordait, mais il gueulait, oui. Il jappait aigu à tous propos. Le samedi, l’oncle et la tante prenaient place dans la Dauphine bleue, le loulou à l’arrière, et montaient nous rendre visite. La tante nous offrait des bonbons Sugus, que je prenais plaisir à dépiauter. J’en suçais toute la sainte journée. Ils collaient un peu aux dents. On me prédisait un avenir de caries.
Nous partions sur le chemin menant au ballon. Au sortir de la forêt d’épicéas, nous faisions halte devant le blockhaus. La vue s’élargissait sur un lointain de lignes bleues. De sa canne l’oncle désignait les lieux, sommets et cols, les villages tapis au creux des vallées. Il disait le passé, la joie oubliée des descentes à ski. Je l’écoutais religieusement. J’étais loin de comprendre tout ce qu’il racontait. La tante traduisait, avec son accent à couper. Je me délectais de ces phrases dites sur un rythme inhabituel. Je rêvais de savoir la langue. À l’époque on disait le dialecte.
Le soir des cousins nous rejoignaient. Avec les enfants je courais dans le pré pentu. Les parents s’asseyaient autour d’une grande table de bois pale. Pour l’apéritif, ils commandaient des amers-bières. Je comprenais la mère bière. Cela m’intriguait un peu. J’imaginais déjà que la bière locale aurait été à l’origine de toutes les bières du monde, une sorte de mère de toutes les bières. La chose demeurait énigmatique. Personne n’eut l’idée de me faire goûter l’amer. J’avais droit au Pschitt ou au Vittel Délice. Orange ou citron. Je préférais l’orange.
Au crépuscule on levait les yeux au ciel. L’oncle dressait sa canne. Je voyais un point lumineux traverser le firmament. On disait qu’il s’agissait du spoutnik. Puis cousins, cousines, oncle et tante, reprenaient les voitures. Le loulou de Poméranie, à l’arrière de la Dauphine bleue. J’agitais la main jusqu’au moment où la forêt sombre les engloutissait. Je regardais à nouveau le ciel, dans l’espoir d’apercevoir le spoutnik une dernière fois. Je ne voyais rien d’autres que le scintillement des premières étoiles. Et je ne me souviens pas du nom du loulou.