rue pasteur
Je ne suis pas sujet à la nostalgie. Pourtant mon cœur se serre, presque douloureusement, depuis qu’on a réveillé en moi les sensations d’autrefois. Je revis la maison qu’habitaient jadis mes grands-parents. Un immeuble vieux de plusieurs siècles, avec un bel escalier en pierre de Sampans, ouvert sur la cour. Je ne me suis jamais essayé aux descriptions balzaciennes et j’ignore si j’en suis capable. Je m’en abstiendrai. Je préfère m’en tenir aux impressions. Comme j’étais enfant, tout ici me paraissait vaste. J’imagine que ce n’est qu’une question de perception. La rue était noire. Elle ne l’est plus. On aurait prédit à mes aïeux, dans les années soixante, que le secteur serait un jour sauvegardé, ils auraient bien ri. Il l’est. La rue est beige, ocre, rosée, tout ce qu’on fait de mieux en matière de crépi et de jointoiement pour secteur sauvegardé. La rue ne sent rien de spécial. Autrefois elle puait. Du moins vers son extrémité, là où se trouvait la laiterie. On passait devant pour aller aux Bains. Je n’aimais pas cela. Pour moi, lait et fromages n’étaient que pestilence. J’ai changé. Je ne consomme toujours pas de lait, mais je me suis mis à adorer le fromage, surtout celui de « chez nous ». Je pourrais gloser sur ce « chez nous », tiens. Je le ferai peut-être une autre fois. Je ne me souviens pas spécialement des bruits de la rue. On y était comme dans un village ; j’imagine qu’on se parlait, avec cet accent un peu lourd de par ici, et qui est super beau à l’oreille, puisqu’il est le mien ! Je me souviens du carillon de la basilique. Chaque quart d’heure une ritournelle reconnaissable entre toutes venait rythmer l’ennui de mes journées. Ce carillon pourrait être élevé au statut de symbole de la ville. Et puis quand on ouvrait la fenêtre côté jardin, afin d’étendre un peu de linge sur la terrasse : on tournait le dos à la ville, la vie devenait aquatique. Deux canaux s’écoulaient paresseusement sous nos murs. Le petit, auprès du jardin, dans lequel mon oncle pêchait parfois, était celui des Tanneurs, rappelant l’ancienne activité accaparant le quartier. Plus loin, invisible depuis notre balcon, le canal du Rhône au Rhin manifestait sa présence grâce aux coups de trompe lancés par les péniches réclamant l’ouverture d’une écluse. Et puis le grand moulin ronronnait sans relâche, berçant mes siestes dans la pénombre des persiennes mi-closes. Quelqu’un, sans le savoir, a réveillé en moi ces souvenirs de la rue Pasteur. Je l’en remercie.