l'orge
Nous avions l’âge d’enjamber les barrières. Alors nous le faisions. Nous nous faufilions le long des rives herbues. Assaillis par les orties, nous grimacions de douleur. Nous en faisions fi. Nous cheminions en file indienne sur des sentes de glaise glissante. Quelques coins de nature bravaient encore le béton, et nous en profitions. Ce souvenir me vint à la vue d’un wagon de banlieue tombé à quelques pieds de l’Hudson, non loin du Bronx. Je ne connais pas les lieux et il ne me serait jamais venu à l’idée qu’on pouvait tout bêtement y voir des arbres, dans leur magnifique parure d’été indien. L’Orge est loin d’avoir la majesté d’un fleuve américain. Mais elle est ma rivière d’enfant, un peu trouble, un peu malodorante, avec son courant nonchalant d’égout à ciel ouvert. Je l’aimais telle. Elle avait ses mystères. Près de ses berges, nous savions encore débusquer des merveilles. D’un vague mur écroulé, hérissé de ferraille rouillée, peut-être vestige d’un ancien moulin, il me plaisait de faire un palais. Je n’étais plus si jeune, mais des bribes d’enfance s’accrochaient encore à moi, tel des lambeaux de brume. Nous avions l’âge des transgressions. Nous nous passions les joints avec des airs de conspirateurs. J’avais toujours en poche un recueil déchiré de poésie surréaliste. Nous faisions des mots d’Eluard nos papiers d’identité. En solex, nous entonnions les sens interdits, écharpe au vent. Un soir de juin, alors que le ciel pesait sur notre avenir, après avoir enjambé le ruisseau, nous avancions dans la plaine boueuse. Les hirondelles volaient bas. L’atmosphère était-elle à l’orage ? Nous ne saurions jamais. Nous avons dégainé nos reflex, et mitraillé les oiseaux, sachant pertinemment que nous ne faisions que gâcher la pellicule. Nous croyions encore en la bonne étoile, imaginant qu’un éclair de génie illuminerait peut-être nos images. Nous avions l’âge des illusions.