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le carnet vert
10 juin 2009

le cube

Hélène a dit, c’est moi qui prends le livre. Normal c’est moi qui lis.

Elle a une jolie voix, Hélène, c’est pour ça que c’est elle qui lit. Même si elle est bien sage et qu’elle n’aime pas trop se mettre en avant.

Gérard a pris le cube, ma sœur a pris les affaires de plage et quant à moi, j’ai pris la bouffe et la vaisselle. Nous allions manger au bord du canal. On trouverait bien un coin d’ombre, il y a toujours de l’ombre quelque part, au bord d’un canal.

Au passage à niveau, je leur ai dit, on prend par la voie, et ils m’ont suivi le long des rails. Ce sont des rails rouillés. Il n’y a qu’une seule voie, et de l’herbe pousse anarchiquement à travers le ballast. Hélène s’est inquiétée de savoir s’il y passait des trains et j’ai dit que bien sûr. En effet c’était au temps où la ligne n’était pas encore à l’abandon. Il y passait habituellement un train de marchandises par jour, généralement vers onze heures du soir. Le convoi était composé d’une motrice diesel et d’une poignée de wagon, parfois un seul et unique, et quand j’étais gamin et que j’entendais au loin la scansion de la motrice je me levais prestement et je tirais les rideaux afin d’observer le chauffeur baisser lui-même la barrière du passage à niveau, traverser lentement, s’arrêter à nouveau et relever la barrière. Sachant cela, Hélène a rosi de plaisir à l’idée de cette transgression. Même si c’est une fille bien sage. Et nous avons marché le long des rails.

Je ne sais pas si j’étais vraiment amoureux d’Hélène. Ça aurait pu se faire, d’ailleurs nos mères nous auraient bien mariés séance tenante. Mais c’est justement pour ça. Nous nous connaissions depuis trop longtemps. Nos chemins étaient appelés à diverger, je le sentais. En fait je l’aimais bien, voilà. Et elle me le rendait. Tout est dans ce « bien ». De toute manière elle est bien sage. Aussi.

En file indienne, nous avons marché le long des rails jusqu’au pont métallique qui enjambe le canal. L’un dans l’autre, ça faisait un bon kilomètre et ça me paraissait moins fatiguant que de descendre par les rues poussiéreuses pleines de bagnoles et de chiens qui aboient dans les jardins. Et pour le retour, il n’y aurait pas photo. Ça monterait beaucoup moins par la voie ferrée.

Nous n’avons vu aucun train. Ça a dû ennuyer les vaches qui paissaient dans la prairie d’assaut, et qui se sont contentées de nous regarder nous. De toute façon la vache qui regarde passer le train avec intérêt est un mythe, qu’on se le dise.

A l’extrémité du pont, nous avons dévalé le raidillon jusqu’à la digue, que nous avons longée jusqu’aux bains. A cette heure là, bientôt midi, il n’y avait presque personne, alors nous avons pu aisément choisir notre emplacement. Nous avons posé les serviettes de bain dans l’herbe, en prenant soin de délimiter ainsi un territoire suffisamment large pour que Robert et Jean-Marc, qui avaient planté une canadienne sur le terrain de camping voisin, puissent se joindre à nous sans difficultés. Ne croyez pas qu’on ait choisi un coin à l’écart et à l’abri des regards. Non, non. En plein milieu, juste à côté du plongeoir. Nous étions les rois de la plage.

Les gars nous ont rejoints, armés de leurs sandwiches. Nous avons déballé notre pique-nique et Hélène a voulu bénir notre modeste tablée. D’habitude c’est un homme qui fait ça, il me semble, et la mission aurait dû m’incomber en tant qu’hôte, mais bon, Hélène était en verve et nous l’avons laissé faire. Même si normalement elle est bien sage. Elle a donc prononcé un bénédicité de bon aloi, à savoir ceci : « un bifteck sans moutarde, c’est comme un baiser sans moustache ». C’est à dessein que je mets des guillemets, car la phrase n’est pas de mon cru, loin de là, mais est une citation de l’auteur dont Hélène avait coutume de nous faire lecture, en ces heureuses journées.

Lorsque les agapes ont eu pris fin, Robert est reparti au camping. Je reviens, disait-il d’un air mystérieux, ne parvenant pas pour autant à éveiller plus que ça notre curiosité. De toute manière on s’en foutait, on attendait la lecture. Il est revenu un quart d’heure plus tard, nanti d’un pack de heineken, d’une paire de sirènes hollandaises et de quelques buveurs de bière alsaciens. Ça promettait. De toute manière il n’était pas question de prendre la bagnole, alors quand on aurait éclusé la mousse, on pouvait encore aller remettre ça chez Janine, la guinguette plus loin le long du canal.

Gérard a déposé son cube à l’endroit approprié, à savoir sur une plate forme en ciment qui avait supporté autrefois je ne sais pas quoi dont il restait des moignons de ferraille rouillée. Nous avons fait cercle autour du cube. Hélène s’est juchée dessus, le livre à la main. Elle a avalé prestement une goulée de bière afin, disait-elle, de s’éclaircir la voix et elle a lu. Ça n’a pas tardé à démarrer. Dès les premières lignes du chapitre nous étions tous pliés de rire, sauf les hollandaises qui n’y entravaient rien, et Hélène elle-même était obligée de s’interrompre pour laisser passer une crise inextinguible de fou rire (elle tellement si sage d’habitude). Puis elle reprenait, et nous riions de plus belle, et Hélène riait aussi, et s’interrompait encore, et les gens, intrigués, commençaient à s’agglutiner autour de nous pour profiter de l’oracle, au lieu d’aller se baquer, les bains ça sert à ça pourtant, mais disons à leur décharge que ce n’est plus comme avant, que l’eau est devenue moins appétissante, si on peut dire, de toute façon nous on s’en foutait, il n’était pas question de se baigner ainsi lestés de rôti froid et de mayonnaise, sans parler de la heineken. Et encore moins question de boire l’eau du canal.

A un moment je me suis dit que ce serait peut-être sympa de faire une traduction simultanée de ce que déclamait Hélène. En anglais, pour les sirènes hollandaises. Mais j’ai vite renoncé, car comment rendre dans un idiome que je maîtrisais à peine toutes les subtilités délirantes du texte. Je me suis contenté de leur expliquer pour le cube, qui était autrefois une sorte de petit coffre où je rangeais certains de mes jouets, les plus précieux, et qui depuis avait acquis un usage de tabouret. Les hollandaises se sont levées pour aller nager, et comme nous étions encore tous pliés de rire à cause de la lecture de la très sage Hélène, je me suis encore senti obligé de leur donner, dans mon anglais primaire, les références de l’ouvrage au succès incontestable : « Béru et ces dames » de Frédéric Dard, alias San Antonio.

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Commentaires
P
Nous étions jeunes, Walrus, ne nous en veux pas. En plus il fallait bien faire les malins avec les sirènes hollandaises !
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W
De la Heineken ! Rien ne vous aura été épargné, ma parole...
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J
Non, mais je suis convaincue que je devrais ! ;-)
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P
Joye : tu lis mon texte à haute voix ???? <br /> ;-)
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J
J'ai lu "C'est comme ça", et c'est vrai qu'il faut lire à haute voix pour saisir toutes les finesses.
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