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le carnet vert
21 février 2006

one of these days

Par-dessus la rumeur urbaine retentit l’appel d’un train qui entre en gare. Alors des bribes de passé se cristallisent en une image unique et incongrue. Les branchettes aux reflets grenat d’un bouleau s’égouttent lentement après une averse printanière. Une fenêtre s’ouvre. Un objectif pointe vers les petites feuilles triangulaires et joue à faire du net, à faire du flou. En fait ce n’est pas une image seule, mais une série. L’idéal serait que sur un des tirages en noir et blanc apparaisse dans la pénombre jaunâtre du labo une goutte qui serait d’une netteté telle, au bout de sa branche, qu’on y verrait se refléter le mur de la maison et la fenêtre ouverte et l’objectif, voire le visage dissimulé derrière le Canon de celui qui appuiera sur le déclencheur. Le soleil perce soudain les nuages et le ciel et les arbres et le jardin, tout ceci semble comme lavé. L’obturateur se lève et se referme à un rythme qui n’est pas sans rappeler la scansion qui s’échappe des hauts parleurs de la chaîne hifi. Peut-être même que c’est la musique qui guide la pointe de l’index sur le déclencheur. Une musique qui roule et qui roule et qui halète imperturbable. Comme un train. Si bien que c’est avec à l’esprit un rêve de voyage que religieusement je sors le disque de vinyle de sa pochette. Une pochette bleu turquoise avec un dessin improbable en plus foncé qui représente on ne sait quoi et peu importe, le détail d’une oreille pourquoi pas, mais on s’en fout puisqu’on veut du rêve.

Ce n’est peut-être pas un hasard si le train s’assimile au rêve. Le vrai train, pas le TGV. Ce n’est sûrement pas un hasard si mes pas d’enfant étaient fréquemment guidés vers les cités de cheminots, ou vers les voies de triage ou encore vers le hangar semi circulaire où on rangeait les locos grâce à une plateforme tournante. Pas un hasard si j’aimais entrer sur le quai numéro un à l’instant où la loco exhalait un puissant jet de vapeur blanche avant de s’éloigner seule, tandis qu’on attelait le convoi à une BB, une motrice électrique moins prestigieuse certes, mais au comportement plus rassurant. Pas un hasard, non. Les femmes de la famille m’ont inculqué ce goût. Alors que mon arrière-grand-père, celui qui était une gueule noire, était mort depuis longtemps, bien avant ma naissance.

Les hauts parleurs diffusent la musique scandée comme des roulements de boggies. Parfois je me demande comment c’est possible, comment des instruments de musique ordinaires, même électriques, parviennent à instiller aussi clairement des visions de voyage. Je me fais du cinéma. Accompagné d’une jeune femme à la beauté troublante, je voyage en sleeping. Il y a toujours un moment, ce moment étrange où la musique résonne plus fort, comme si le convoi était soudain entré dans un tunnel interminable et effrayant. J’imagine qu’épuisée par la fougue de nos ébats elle s’est assoupie. Je l’admire tendrement un moment, mais bientôt je ne résiste pas à l’envie de soulever un coin du rideau et de regarder la nuit se dérouler sans fin, de loin en loin éclairée de quelques faisceaux lumineux. Puis alors que la musique semble soudain vouée au sur place, j’imagine des quais quasi déserts où quelques silhouettes frileuses se hâtent sous un éclairage blafard tandis que nasillent des appels dans une langue inconnue. C’est que nous sommes loin vers l’est, au-delà de Linz et même de Vienne, les noms s’inscrivent parfois en lettres cyrilliques, des noms que lis incidemment sur mon atlas, Prague, oui, et d’autres dont la prononciation m’échappe comme Brno ou Cluj.

Le rythme s’impose de nouveau, lancinant, et ma rêverie change de dimension. J’ouvre les yeux, je vois ces branches de bouleau, ces grosses gouttes de pluie prêtes à tomber, que je viens de photographier sous toutes les coutures. Qui a dit que c’était la nuit ? Non, non, il fait grand jour, je viens de monter dans le train de mon enfance, celui qui nous ramène à la maison à la fin des vacances. Nous avons fait nos adieux aux grands-parents, il y a peu de monde dans les compartiments. Le train s’arrête souvent dans de petites gares où on est assailli par une puissante odeur d’oignon, quelques fois on voit des paysans en train d’arracher des bulbes. Plus tard on quitte Dijon, le lac Kir miroite au soleil, la voie s’enfonce entre des falaises. Le volume de la musique augmente et le voyage se met au diapason, nous sommes alors sous le tunnel de Blaisy-Bas, un ouvrage si long que je me lasse de ma frayeur avant d’en être sorti. D’ailleurs la musique s’assagit, et cela sied fort bien aux doux méandres de l’Armançon bordés de saules têtards.

Tout a une fin. La musique aussi. Si bien qu’on ne parvient jamais au terme du voyage, ni même à Sens ou à Laroche-Migennes.

Je m’étonne encore que le simple appel d’un train entrant en gare aujourd’hui enclenche un tel empilement de souvenirs et d’impressions, d’impressions de souvenirs ou de souvenirs d’impressions, qui peut-être n’ont pas réellement d’élément commun.

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Commentaires
S
et clouje, si je me souviens bien !<br /> ;-)
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P
comment ça, no. Si, si, j'en mets sur mes tartines !<br /> :-)
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A
Approximativement, prononcer "Beurre no" pour Brno ! ;-)
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