le fruit défendu

Trois grosses grappes de raisin gisent dans un compotier. Un raisin noir et luisant évoquant un de ces bonbons parfumés à la réglisse. Quelques grains s’abîment. Un peu de jus pourpre tache la porcelaine.

Je ne sais résister au plaisir du grappillage. Mes doigts sont vite poisseux. L’effet en bouche est étrange. La pulpe entière s’extrait de l’enveloppe. De la langue j’en éprouve la rondeur. Alors s’éveillent les souvenirs. Dehors il pleut, pourtant se présentent des images d’un septembre torride. L’herbe brûlée cassait sous nos pas. Le soleil était implacable. Les moutons restaient tapis dans l’ombre des chênes. Quant au gibier, il évitait de se montrer. C’était pourtant un jour d’ouverture. Portant une musette, j’accompagnais les chasseurs. Même sans être connaisseur, je savais déjà que mon épaule n’aurait pas grand poids à supporter. Nous traversâmes un carré de vigne. Ça et là je piquais un grain de raisin. Je raffolais de cette même sensation de la pulpe jaillissant entière hors de sa peau, comme une sorte de joie pure, libérant aussitôt son étrange saveur éthérée. Cette fois il s’agissait d’un raisin blanc, du noah. Un fruit défendu, puisque la culture de ce cépage était prohibée depuis 1935. Le bruit courait encore dans les campagnes qu’absorber du vin de noah pouvait rendre fou ou aveugle (comme la gnôle des Tontons flingueurs). C’est à se demander si ce statut sulfureux et sans doute usurpé n’augmentait pas pour moi suavité du fruit.

Comments

[Carole]

J'ai entendu parler de ce vin de noah. Peut-être le nom fait-il référence à la fameuse - et si inquiétante - ivresse de Noé ?

Un beau texte, où les souvenirs glissent, d'une image à l'autre, comme dans le flot de la pensée.