la question qui tue
Il y aura toujours quelqu’un pour me poser la question qui tue, je pense. Pourtant je déteste être pris au dépourvu et en être réduit à répondre « euh… je sais pas, j’étais pas là au début… ». Alors évidemment, depuis que je me pique de participer à des séances de dédicaces ou à des salons du livre, il me faut bien m’attendre à être désarçonné de temps à autre. Et dès la première expérience du genre, l’autre samedi, ça n’a pas loupé. Qu’on en juge : un jeune type s’approche, nous parlons de choses et d’autres, du livre, de l’édition, de la difficulté de dénicher un éditeur ; je le soupçonne de vouloir se jeter dans le grand bain, ce qu’il ne dément pas, et soudain, paf ! Le piège, imparable. Par quel auteur avez-vous été influencé, m’assène-t-il. Interloqué je le dévisage, la main fièrement posée sur la… Non, pas sur la bible, ballots, je le jure. Sur la route, celle qui orne la couverture de mon bouquin. La question piège. Heureusement le pilote automatique prend le relai et me tire rapidement d’embarras, me faisant déclarer sans vergogne : par Kerouac, bien sûr. Entre routes, on se comprend. Enfin disons par son traducteur aussi, parce que je ne lis pas l’américain en direct. Je me pose brièvement la question de savoir si je dois développer, dévider le rouleau de papier, comme le gamin avec son lotus triple épaisseur dans une pub à la noix. Mais non, nous passons à autre chose, et c’est tant mieux. Au bout d’un moment, le gars, visiblement satisfait, me remercie poliment et s’éloigne en sautillant, jusqu’à devenir une vague tache rouge au bout de l’allée. N’empêche qu’il a levé un lièvre, avec sa question à la gomme. Par quel auteur ai-je bien pu être influencé ? Mais non, m’exclamé-je intérieurement. Quels auteurs. Il y en a forcément plusieurs. Force est de me rendre à l’évidence que, quelques jours plus tard, la question me taraude encore. Peut-être aurions-nous dû développer un peu, le type et moi. Je me serais peut-être momentanément offusqué. Genre, comment, influencé ? Mais j’ai mon style propre, on me l’a déjà dit. Enfin propre. Disons mon style à moi. C’eût été idiot, comme réaction. Bien sûr on peut arguer du fait que tout a déjà été dit, sur tous les sujets, que seule la façon de le dire fait la différence… Certes. Pour autant je suis forcément influencé. Non pas par un auteur, ou par un ouvrage. Mais par les centaines d’auteurs que j’ai lus depuis que je suis en mesure de le faire. C’est certainement une évidence, mais ça ne coûte rien de l’écrire. Alors Kerouac, oui, bien sûr, mais pour une toute petite part. Je me fourvoie assez peu dans la lecture de textes classiques, ça évoque trop pour moi le lycée, tel une galère. Je lis donc moderne, et par conséquent j’écris moderne. Dans les lectures que j’aime, les personnages sont parfois fêlés, dérangés, il y a du sexe et du sang, il y a de l’humour aussi, en toute discrétion. Je suis d’ailleurs entré en littérature, en tant que lecteur, par le biais du roman policier. J’avais quatorze ans. Mon oncle habitait chez nous et laissait traîner des fleuves noirs un peu partout dans la maison. Mon mentor serait-il donc Frédéric Dard, et mon héros l’auguste commissaire San Antonio ? Ce souvenir me met en joie. Frédéric Dard devrait figurer au firmament de mes inspirateurs. Pour le reste, je pourrais me rendre en librairie, arpenter les rayons et inscrire dans l’ordre alphabétique, sur un long rouleau de papier, le nom de ceux ou celles que j’ai aimés, et dont je ne peux restituer les noms comme ça, à brûle pourpoint, sans le truchement d’une association d’idées, tant ils sont nombreux.