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le carnet vert
7 mai 2012

page 23

J’ai peur. Peur de moi-même, en fait. C’est à cause de l’image, cette fois.On dirait un totem.

Nous avons cherché partout. Les gosses m’ont aidé.Des livres, il y en a partout, dans cette maison. Il y a des livres dans toutes les pièces. Nous croulons sous les livres. Vouloir trouver un livre en particulier, c’est une gageure. Alors quand on ne sait même pas ce qu’on cherche…

C’est Camille qui l’a trouvée. L’image. Où as-tu trouvé ça ? Ai-je demandé. Elle a montré le coffre où je range les bouteilles de scotch. C’était dessous, a-t-elle dit.

Pourquoi est-ce que je pense à un totem ? Un totem évoque un animal. Ou une plante, parfois. Mais pas un homme. Sur l’image, c’est une tête d’homme.

Nous avons cherché partout. Nicolas et Camille m’ont aidé. Ce sont mes enfants. Pour en avoir le cœur net, j’ai encore cherché après qu’ils sont repartis chez leur mère. J’ai cherché partout. Il y a des livres partout.

Nicolas a dix ans. Camille en a sept. Il lui manque quelques dents sur le devant. Camille s’appelle Camille parce que nous n’avons pas osé Camomille (à la place de Pimprenelle).

L’image. C’est une page arrachée d’un livre, en fait. Une page 23. Mais duquel ? Ça se voit à la trace du brochage, sur le côté gauche.J’ai demandé aux enfants de quel livre venait cette page 23. Ils n’en savaient rien. Ils affirmaient n’avoir jamais vu l’image. C’est un de vous qui l’a perdue, alors. Ça vient d’un livre qui est chez votre mère. Non, ont-ils répliqué. Alors nous avons entrepris de chercher le livre. Celui d’où vient l’image. Partout.

C’est une photo. L’image. Imprimée sur la page arrachée d’un livre pour enfants. Quel livre ?

J’ai peur. A cause de l’image. Quand je la regarde, j’ai l’impression qu’elle s’anime. Le visage de l’homme du totem semble vouloir m’hypnotiser. Je ne veux pas sortir de moi.

Après que les enfants sont sortis jouer dehors, j’ai recommencé à chercher. Je dois bien pouvoir trouver un livre pour enfants, d’assez petit format, auquel il manque la page 23. Il faut un début à tout. La logique me commande de débuter par leurs chambres. C’est dans ces pièces-ci qu’on trouve le plus de livres pour enfants. Méthodiquement j’examine le contenu de chacune des étagères. Je regarde dans les armoires. Je regarde sous les lits. Je défais les lits. J’ouvre les boîtes à secret. Rien. Je cherche dans les toilettes : il y a une étagère avec des livres de poche pour enfants. Mais je n’y trouve aucun ouvrage du format idoine, auquel il manquerait la page 23, et qui parlerait peu ou prou de totems à têtes humaines.

Je regarde l’image. La tête d’homme me sourit. Comment une figure sculptée à même le tronc d’un chêne et reproduite sur du papier glacé peut-elle sourire ? Je veux dire, ce n’est pas l’image d’une tête souriante, l’image sourit lorsque je la regarde. J’ai peur.

Il y a de grandes étagères peintes en orangé, sur le palier. De nombreux livres de toutes catégories y gisent dans un certain désordre. À l’origine, c’était rangé. Mais les enfants y sont passés. Je fouille de fond en comble. Je ne trouve rien. À part de la poussière. J’éternue.

Je détaille la pile de romans qui encombre ma table de chevet. En vain. Je trouve une carte postale humoristique que je n’ai envoyée à personne. Mais pas de livre pour enfants. Je ne suis plus sûr de rien. Je regarde la page 23. Je la tiens à la main. Elle est bien réelle. La tête sculptée dans le tronc du chêne me sourit encore. J’ai peur. J’ai confusément l’impression d’avoir vu cette figure quelque part, mais je ne sais pas où.

Au rez-de-chaussée, je retourne méthodiquement tout ce que contiennent les meubles et les étagères. Rien de significatif n’attire mon regard. Dans la cuisine, les livres de recette sont muets. Dans la salle de bain, il n’y a pas de livre. Je regarde quand même dans le placard aux serviettes.

La page 23 est seule. Son livre est introuvable. Sur cette page de papier glacé apparaît la photo du tronc d’un chêne, dont on a ôté l’écorce, et qu’on a sculpté d’une tête d’homme. On dirait la photo d’un totem humain. Qui sourit lorsqu’on le regarde.

On entend souvent parler de paranoïa, de schizophrénie, de ce genre de choses. Voit-on des images sourire, par exemple, lorsqu’on est atteint d’une telle maladie ? J’ai peur.

Papa, on va se promener ? Demande Nicolas. Oh oui. Mon papa ! Insiste Camille à travers ses dents manquantes.

Ils ont raison. Dehors il fait beau. Allons-nous promener. Cessons de nous monter le bourrichon à propos des pages détachées de livres égarés.

Je les emmène au château de Délaies. Ils adorent ce château. Moi je le trouve bizarre. À l’origine c’est un château fort. Il est tout en brique, comme presque toutes les constructions de la région. De loin, on dirait qu’il est rouge. C’est un château rouge. Ce château est bizarre, parce qu’il a été volontairement modifié à une époque ancienne, afin de ne plus avoir de fonction défensive. Ou agressive. Je ne sais plus. Combative, disons. Ces modifications sont visibles, ça lui confère un aspect, comment dire, décoratif, futile. Voilà, c’est le mot : ce château est futile. Il abrite néanmoins, entre autres collections, tout un florilège de soldats de plomb et de poupées anciennes à tête de porcelaine. Voici pourquoi le château de Délaies plait aux enfants.

Je consens à une énième visite des étages aux parquets encaustiqués et grinçants. Je ris aux éternelles anecdotes du guide. Je hausse les épaules en entendant toujours les mêmes questions saugrenues posées par les visiteurs. Le château de Délaies se niche au creux d’un vaste parc boisé, longé au sud par le cours sinueux d’un ruisseau. Je consens à une énième promenade dans le parc, le temps que les enfants avalent leur goûter. Amusé, je les regarde courir en riant sur une allée jonchée de glands et de feuilles jaunies. Et c’est alors que je l’aperçois.

La tête. Sur le tronc d’un chêne.

C’est un arbre plusieurs fois centenaire, à mon avis. Un morceau d’écorce a été enlevé, à peu près à un mètre vingt du sol. À cet emplacement, on a sculpté la figure d’un homme, assez grossièrement. Et cette figure se met à me sourire, dès que je la regarde. Je veux dire, elle n’est pas souriante tout le temps, elle se met à sourire si je la regarde.

J’appelle les enfants.

Vous voyez cet arbre ? Leur demandé-je. Celui où on a gravé la tête. Et je leur désigne le chêne le plus majestueux du parc, à quelques mètres de nous. Il est impossible de ne pas le remarquer. Vous la reconnaissez ? C’est la tête de la page 23. C’est la tête de l’image que Camille a trouvé sous le coffre à whisky. Vous la voyez sourire ? Là, sur le tronc du grand chêne.

Ils me regardent. Intrigués. Quelle tête ? Disent-ils en chœur.

texte paru dans les Défis du Samedi, 6 février 2010

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