juin au bunker
Il se souvient d’un soir torride de juin.
Il ne sait plus pour quelle raison on avait dansé, mais on avait dansé.
On avait dansé dans le bunker.
C’est ainsi qu’on appelait l’immense bâtiment où il travaillait. Sans doute à cause de sa laideur. Du moins dans sa partie la plus récente. Car il ne fallait pas oublier que tout cela s’était construit autour d’un hôtel particulier du dix-septième siècle, ce qui conférait à la boîte dans son ensemble un indéniable caractère de noblesse.
Il n’avait pas souvenir d’un quelconque anniversaire ou quoi que ce soit de ce genre. A sa connaissance on ne fêtait pas non plus la Saint-Jean, comme on le fait dans les pays nordiques.
La vérité, c’est qu’on s’était effectivement réuni pour festoyer, et même danser dans une des salles du service dont on avait poussé les meubles.
Il ne savait pas danser, mais il avait bougé quand même.
Il se souvient qu’en ce soir torride de juin, il était sorti assez tard, on était au crépuscule. Pour juin, le crépuscule, ce n’est pas loin de onze heures du soir.
Il était sorti dans la rue. Il était en sueur. Sa chemise collait à sa peau.
C’était un des jours torrides de cette année-là. Un jour de juin.
C’était une année à l’été torride, et pas seulement juin. Une année qui avait fait le vin riant. Plus riant que d’habitude.
Une année où, dit-on, on donnait des bananes à manger aux bovins, sur des falaises cauchoises inhabituellement ravagées par la sécheresse. Plus tard il avait appris que Dieppe était le port bananier du pays.
Ils étaient sortis du bunker, son collègue et lui, par le garage à vélos.
Les chemises collaient à la peau.
Il faisait torride mais pas moite. Les baromètres plafonnaient à des hauteurs de pression record.
Ils avaient fait quelques pas sur le trottoir. Il semblait que le goudron fondait. Il était chaud, en tous cas. Les odeurs étaient pestilentielles. C’était dû à la chaleur.
Ils avaient parlé d’un dernier verre. Oui mais où ? (Dans un quartier qui ne vit que le jour, en même temps que se font les affaires).
D’autres étaient sortis du bunker. On avait encore discuté un peu. Là, sur le trottoir chaud. On avait grillé un énième clope. Nul n’avait plus de bonne blague à raconter.
Indépendamment du fait que ce soir-là était torride, il avait eu chaud au cœur. C’était agréable de se retrouver ainsi entre collègues pour autre chose que le labeur éternel. Mettre des croix dans les cases appropriées, ou des signes, que les opérateurs des ateliers de saisie sauraient entrer dans la gueule vorace de l’ordinateur. On usait alors encore des cartes perforées.
Il se souvient qu’en ce soir torride de juin, il se souvenait déjà.
Il venait de lire, où il était en train de lire, ça n’était plus très clair dans sa mémoire, les jeunes voyous, œuvre dans laquelle semblait régner une touffeur estivale identique à celle qu’il vivait alors, et il ne savait plus très bien, par moment, distinguer ce qui se rapportait à la réalité de ce qui dérivait directement de la littérature.
Il n’avait eu aucun mal, à la lecture de l’ouvrage, pour se projeter dans les juins torrides du passé, alors qu’enfant il gisait sur sont lit étroit, tandis que la fenêtre était ouverte sur la rue où circulaient de loin en loin des flandria au pot trafiqué.