du pain

2 avril 2009

L’après-midi était radieux. C’est à peine s’il se souciait des quelques cumulus qui obscurcissaient fugitivement l’ambiance, chassés très vite par le vent du nord. Il faisait frais, mais il dut néanmoins ôter son pull. C’est que devant la gueule du four, cela chauffait.

Avec son râteau, il avait écarté les braises de chaque côté, puis il avait continué à alimenter le feu avec des morceaux de voliges hors d’âge, qu’il fendait au préalable d’un coup sec de hachette. Pour cela il s’accroupissait, et jetait le bois dans le brasier avec le maximum de précision, en évitant d’approcher de la zone la plus chaude, en haut de la gueule du four, là où la fumée s’échappait par le conduit, brûlant au passage les branches aventureuses du lilas par le simple effet de la chaleur.

Bientôt il avait constaté que la voûte blanchissait, ce qui était le signe que le four était à la température requise. Pour en être sûr, il avait fait le test du papier journal. Il était allé dans la grange prélever une feuille sur un tas de vieux quotidiens. Il avait été vaguement dépité en constatant que ce n’était qu’un supplément « annonces », il n’y avait aucune information intéressante susceptible de lui remettre en mémoire des événements passés d’au moins trois ans. Du bout du râteau il avait fait glisser le morceau de papier sur la sole du four, à quelques dizaines de centimètres de l’ouverture, suffisamment loin des flammes pour que le test soit probant. Au bout de quelques secondes, il avait vu le papier brunir progressivement, jusqu’à devenir noir, puis s’enflammer soudain. Il était satisfait.

Il était entré dans la cuisine pour se désaltérer. Il en avait profité pour se coiffer d’un vieux bonnet de skieur, qu’il ne portait jamais pour skier, mais qui avait là son utilité puisqu’il lui éviterait de renouveler l’expérience cuisante de se voir roussir les cheveux et les sourcils. Les enfants s’étaient esclaffés. Avec son bonnet, il avait l’air d’un clown, soi disant. Quant à son gendre, il avait affirmé que ce couvre-chef inhabituel lui donnait des airs de Trotsky. Dubitatif, il était ressorti en bougonnant. Il avait encore jeté deux ou trois planches dans le four.

Alors les femmes avaient apporté le pain. Dans les corbeilles, à l’abri de torchons propres, les boules de pâte semblaient palpiter d’une vie propre. Délicatement il les avait prises une par une et les avait posées à l’entrée du four, avant de les faire glisser au centre à l’aide du râteau. Des voisines étaient venues aussi, et puis des enfants, qui voulaient voir fonctionner le four. Tout en surveillant la cuisson il expliquait volontiers ce qu’il faisait, avec toute la modestie du débutant, car ce n’est que la troisième fois qu’il faisait revivre ce témoin du passé depuis sa réhabilitation.

Mais les conversations avaient coupé court : personne n’avait fait spécialement cas du ciel qui s’assombrissait, mais soudain on avait entendu un grand craquement sinistre, un éclair avait zébré la masse grise des nuages, et sans prévenir la grêle s’était abattue sur eux, les grêlons rebondissant gaiement sur l’asphalte de la ruelle, à la grande joie des enfants. Il y avait eu un moment de flottement, chacun étant partagé entre le spectacle de la boulange et celui des éléments qui se déchaînaient, et on avait vite déguerpi pour se mettre à l’abri. Il était resté seul devant la bouche du four, bravant les intempéries, comme le capitaine d’un navire en perdition, et il n’était enfin rentré, transis, que muni des pains fumants et dorés à souhait.