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le carnet vert
16 mai 2007

glacier

Pour vous faire patienter quelques jours, voici un petit texte de fiction écrit dans le cadre d'un atelier d'écriture :

Elle attend. Aujourd’hui encore.

Cela fait plus d’une semaine que, chaque après-midi, elle ouvre la porte du salon de thé en faisant entrer une large bouffée des senteurs de la montagne. Elle ne dit rien. Elle cherche mon regard et incline légèrement la tête en m’adressant un bref sourire. Si bref que parfois je me demande si par hasard je n’ai pas rêvé. Elle est comme un rayon de soleil, cette femme, elle est si belle, si jeune encore. J’aimerais tant lui ressembler. Tous les jours sans exception elle s’assoit sur ce banc, le long du mur ocre, face à la porte. Ce n’est pas la meilleure place, loin de là. Mais c’est sa place, elle ne varie pas. Elle ne dit rien, ou presque, elle ne lit pas, elle ne fait rien. Elle n’a pas besoin de commander, aussitôt qu’elle s’est assise, je lui apporte une tasse et un pot de thé. Elle prend du « grand Yunnan ». Et elle attend, les yeux rivés à la porte. Parfois, mais ce n’est pas souvent, elle se lève, elle vient vers la vitre et regarde longuement vers la gare du téléphérique. Parfois elle suit des yeux la lente montée de la cabine. Sa tête alors se relève doucement. Et, à l’observer, je sais à quel moment la cabine n’est plus qu’un petit point noir, une poussière infime qui disparaît dans le scintillement aveuglant du glacier. Un voile de tristesse, à cet instant, assombrit son beau visage.

Elle attend. Elle ne serait pas si belle, personne ne la verrait, personne ne remarquerait qu’elle attend là tous les jours. Mais elle… Les gens entrent dans le salon, consomment, ressortent, il y a un va et vient incessant. Enfin ça dépend des heures. Entre les cafés du midi qui se prennent jusqu’à trois heures et les goûters qui commencent à quatre, il n’y a pas beaucoup de marge. Bizarrement, c’est très rare que d’autres clients viennent l’importuner. Pourtant il y aurait la place de trois personnes sur ce banc. Les gens la regardent, ça oui, certains la dévisagent carrément, j’en suis gênée pour elle. Quant à elle, on dirait qu’elle ne voit rien ni personne, son beau regard pers reste perdu dehors, au-delà de la porte, parmi les groupes qui inlassablement attendent le téléphérique. Quelques fois, une personne seule se hasarde et s’assied timidement à l’autre bout de sa table en murmurant quelques mots. Elle répond d’un sourire qui n’a rien d’hostile. Seulement elle ne dit rien.

Elle attend. Je les entends chuchoter, les gens. Ils la regardent et ils se demandent. Je sais ce qu’ils pensent, qu’elle ne sait plus ce qu’elle attend… Depuis le temps. Mais de quoi se mêlent-ils. Que savent-ils de la vie des autres, de sa vie à elle ? Comme moi les habitués du salon savent qu’une cordée de quatre hommes a disparu la semaine dernière. Ils sont montés un après-midi, par le téléphérique, et ils devaient redescendre le lendemain. C’est ce jour-là qu’elle est entrée pour la première fois. Elle avait froid, malgré la douceur de cette fin d’été. Elle a commandé un thé pour se réchauffer. Et fébrilement elle a contemplé la porte jusqu’à la fermeture. Ceux de la cordée, on ne les a pas revu. Des équipes de secours sont montées. Toutes sont revenues bredouilles. On a envoyé des hélicoptères. Sans résultat. Ces hommes, on dirait que le glacier les a digérés. C’est incroyable parce que les gars d’ici, les sauveteurs, connaissent la moindre crevasse comme leur poche. Ils n’ont rien trouvé, pas un objet, pas une trace, les chiens n’ont rien senti.

Elle attend. Parce qu’elle a décidé d’attendre. Parce que c’est encore ce qu’il y a de moins dur. Puisqu’on ne sait pas, pour ceux de là-haut. Hier, à un moment, nous étions seules, toutes les deux dans le salon. Elle m’a parlé. Je sais ce que vous pensez, a-t-elle dit. Vous vous dites : elle attend, mais elle ne sait plus ce qu’elle attend, depuis le temps. Vous devez penser que je suis folle, que je dois rentrer chez moi, mais… On ne les a pas trouvés : il y a forcément une explication. Je ne suis plus très sure de m’attendre à le voir sortir du téléphérique et me chercher tout autour de la gare et me faire un sourire large comme ça au moment où enfin il m’apercevra et lâcher tout son barda et se précipiter pour me prendre dans ses bras. Non sincèrement je ne suis pas sure. Je n’y crois même plus tellement. Mais les recherches se poursuivent, et tant qu’on ne les a pas trouvés, tant qu’on ne m’a pas apporté la preuve formelle que mon mari a disparu sur ce glacier, vous comprenez… Son visage s’est comme fermé. Elle a repris sa pose hiératique sur ce banc. Puis elle n’a plus rien dit.

Et aujourd’hui encore, elle attend.

Bon week end à rallonge !

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